Le déni de chagrin

Lorsque la douleur de quelqu’un est dédramatisée par les autres, ce n’est pas toujours dans le but délibéré de faire régner la bonne humeur. Parfois, les personnes endeuillées sont purement et simplement négligées, la place de leur chagrin étant minimisée par omission. Le professeur de gérontologie Kenneth Doka explique systématiquement dans ses ouvrages et ses conférences sur la gestion du deuil que « dans certains cas, une personne ressent une sensation de perte, mais ne bénéficie pas de la reconnaissance sociale d’un droit, d’une fonction ou d’une capacité à avoir du chagrin. C’est alors que le chagrin est dénié. » Souvent, ces personnes ne reçoivent pas le réconfort dont elles ont besoin pour faire correctement leur deuil et elles peuvent se trouver vulnérables à l’isolement ainsi qu’à une longue et grave dépression.

Parmi les cas de personnes éplorées susceptibles de se sentir ignorées, on trouve les futurs parents confrontés à une fausse couche ou les couples qui renoncent à leur enfant pour le faire adopter, mais aussi les femmes (ou les hommes) dont le conjoint militaire est porté disparu, et ceux dont les êtres chers sont morts de causes socialement « inacceptables » comme le suicide.

De même, le divorce laisse derrière lui bien des personnes dans la peine, ainsi que les maladies dégénératives du cerveau et les démences. Dans ces situations, les personnes ne pleurent peut-être pas la perte effective d’un être physique, mais celle d’aspects intangibles cruciaux, sans lesquels leur vie et leur famille ne seront plus jamais les mêmes. Le chagrin est le chagrin, même si chacun de nous va le vivre de manière très individuelle en fonction de sa personnalité et des circonstances.

Souvent ignorés au moment d’un deuil, on trouve les jeunes enfants. Sauf lors de la perte d’un de leurs parents – auquel cas leur peine est généralement reconnue – leurs besoins peuvent devenir quasiment invisibles aux autres membres de la famille endeuillée. Si un enfant perd l’un de ses grands-parents, une tante ou un oncle, on considère parfois que l’attachement était faible, ou que l’enfant n’est pas censé comprendre la nature permanente de l’absence. Pire encore, la disparition d’un frère ou d’une sœur est généralement considérée d’abord comme une perte parentale. Dans ce cas, les enfants survivants risquent de faire leur deuil seuls, tout en étant supposés aider leurs parents. Elizabeth DeVita-Raeburn, dans son livre The Empty Room, suggère que cet état d’esprit est un vestige d’anciens stéréotypes freudiens concernant la rivalité fraternelle. « En fait, écrit-elle, jusqu’au début des années 1980, la grande majorité des articles des chercheurs concernant les fratries reprenaient le thème de la rivalité ou du rang de naissance. Le fait que le lien fraternel puisse répondre à d’autres besoins, ou évoquer toute émotion autre que la compétition, n’apparaît que rarement. »

Même les fratries adultes estiment parfois que leur chagrin est écarté sur la présomption tacite qu’une fois que chacun a créé sa propre famille, les liens entre frères et sœurs ne sont plus essentiels.

D’après T.J. Wray, l’auteure de Surviving the Death of a Sibling, la réalité est que, « vos frères et sœurs, comme vos parents, ont été à vos côtés depuis le tout début. Mais vous supposez que, contrairement à vos parents, ils vont faire partie de votre vie également jusqu’à la fin de votre vie. » Tout en reconnaissant que chaque famille est différente et que les relations fraternelles sont extrêmement variées, elle pose en principe qu’une perte au sein d’une fratrie est désastreuse, même en cas de rapports difficiles. « Il n’y a que vos frères et sœurs qui sachent ce que c’était de grandir dans votre famille à vous, note-t-elle. Perdre un frère ou une sœur peut donc également signifier perdre une partie de vous-même, une partie de ce lien particulier avec le passé. »

Qui que soit la personne disparue, lorsque le chagrin est reconnu, il est plus facile à supporter. Malheureusement, même ceux qui endurent des formes de chagrin reconnues socialement peuvent parfois ressentir les blessures du dédain ou du déni. En particulier lorsque la personne endeuillée a des convictions religieuses qui lui apportent l’espérance d’un avenir, les autres peuvent supposer que ce serait démentir cette foi que d’être attristé dans le présent. Si c’était le cas, il n’y aurait pas tant d’exemples bibliques de douleur ou de tristesse ressentie par des personnes présentées comme « croyantes ». Même celles qui ont une foi solide dans la promesse biblique que, finalement, toute tristesse cessera, peuvent ressentir douloureusement le fait que ce moment n’est pas encore arrivé. Sachant cela, il ne faut donc pas mettre en doute la force des convictions d’une personne endeuillée. Il est bien certain que l’espoir n’exclut pas une immense tristesse, et que le chagrin n’exclut pas un immense espoir.