La sagesse : Les silences entre les notes

Les opinions nous viennent naturellement. Ce n’est pas le cas de la sagesse. Les opinions sont répandues, la sagesse ne l’est pas. On peut se forger une opinion rapidement, alors que la sagesse exige du temps pour s’épanouir.

Étant donné ces différences très nettes, il semble paradoxal que, si souvent, des opinions soient considérées faussement comme de la sagesse. Sans doute cette situation vient-elle en partie de l’accumulation d’informations qui finit par nous submerger. Exploiter les données nécessaires à l’élaboration d’un raisonnement rigoureux prend du temps, ce temps dont nous manquons fréquemment semble-t-il. Le rythme effréné de nos vies nous incite donc à surévaluer la valeur de nos opinions.

Temps et informations sont devenus nos ennemis. Sans le temps de la réflexion, face au matraquage d’informations qui nous assaille chaque jour, nous sommes quasiment devenus ce que les psychosociologues appellent des avares cognitifs, c’est-à-dire des personnes qui préfèrent les réactions émotionnelles et les opinions unidimensionnelles à un examen attentif. Même si ces raccourcis mentaux nous aident à ramener la complexité de notre monde à quelque chose de mieux gérable, ce fonctionnement peut aussi provoquer des erreurs cruciales de raisonnement et de comportement. Les conséquences sont potentiellement énormes, tant pour les individus que pour la vie collective en entreprise, dans les communautés ou au sein des nations.

La pression qu’exerce cette situation difficile a généré une société qui encourage un raisonnement tranché, parfois dédaigneux, et qui succombe aux « petites phrases », aux résumés et aux points de vue vraisemblables des autres. Or, sans contexte, l’information n’est rien, et un contexte ne peut être issu que d’une réflexion critique, posée.

La nature persistante de ce problème apparaît dans une remarque attribuée au président américain Calvin Coolidge (1923-1929) : « Certains souffrent d’une absence de travail, d’autres d’une pénurie d’eau, bien plus nombreux sont ceux qui manquent de sagesse ». James Howell, écrivain du dix-septième siècle, l’a exprimé encore plus simplement : « Il y a les sages, et il y a les autres ».

Bien sûr, la majorité des gens conviendrait qu’il faut davantage de sagesse mais, comme nous l’avons vu, cette dernière ne nous vient pas naturellement – sinon, nous en serions tous pourvus. Alors, comment s’acquiert-elle ? En répondant ici, nous allons affiner la définition de cette qualité subtile.

ÉLARGIR L’HORIZON

Nous pourrions supposer qu’avec la maturité vient la sagesse, mais cela n’a rien de systématique. Si les gens ne sont pas formés à réfléchir ni encouragés à grandir, il n’est pas inhabituel de les voir stagner quelque part entre enfance et âge adulte, autrement dit fonctionnant comme des adultes tout en s’accrochant à la conviction infantile que l’univers tourne autour d’eux. En arrivant à l’âge adulte, il faut aussi comprendre que le monde n’est pas ce que nous avions imaginé a priori ; pour tout dire, il ne s’intéresse pas à nous. Normalement, les égocentriques ne peuvent pas être des sages, puisque leur horizon est trop étroit. Les égoïstes raisonnent en circuit fermé, ce qui perpétue l’immaturité tout en conduisant souvent à la frustration, mais aussi à la superficialité et à des emportements déplacés. Ces individus admettent mal ce qui pourrait contrarier leur vision du monde. Manquant de la perspective dont jouissent les personnes ouvertes sur l’extérieur, ils ne sont pas en mesure de capter la réalité. Ils ne voient la vie et toute situation que dans la mesure où elles les affectent. C’est pourquoi leurs actes et leur pensée ont tendance à être irraisonnés… et dépourvus de sagesse.

Ne serait-ce pas le moment d’étoffer nos perspectives et d’apporter un certain équilibre dans notre vie ? Il faut nous délivrer de la futilité et d’un raisonnement automatisé qui nous entraîne à l’aveuglette. La maturité consiste à nous faire grandir et regarder les choses d’une autre façon. C’est uniquement grâce à elle, et à la perspective plus large qu’elle apporte, que nous pourrons enrichir notre sagesse.

SAGESSE, FACTEUR D’ÉQUILIBRE

Il nous arrive parfois d’assimiler à de la sagesse non seulement des opinions mais aussi l’intelligence. Évidemment, nous pouvons facilement supposer qu’un savoir abondant aboutit à la sagesse. Pourtant, sagesse et savoir diffèrent. Robert Sternberg, professeur de l’université américaine de Yale, suggère dans son ouvrage Why Smart People Can Be So Stupid (Pourquoi les gens intelligents peuvent se montrer si stupides) que la sottise – définie comme l’opposé de la sagesse – est souvent le résultat d’une acquisition de connaissances mal menée ou insuffisamment exploitée. Selon lui, la sottise provient d’un manque d’équilibre dans le raisonnement. En effet, la sagesse nous oblige à équilibrer « des centres d’intérêt intra-personnels, inter-personnels et extra-personnels à court et à long terme. […] La sottise implique toujours des centres d’intérêt qui compromettent l’équilibre ». Tout cela est facile à formuler, mais l’inclure dans notre mode de pensée exige du temps et de la pratique.

Comme l’a dit le Prix Nobel de littérature allemand Hermann Hesse, « on peut communiquer des connaissances, mais pas la sagesse ». Nous ne l’acquérons pas en lisant un livre. En revanche, nous pouvons commencer à l’enrichir à partir du savoir tiré de l’observation précise de la vie d’autrui, de l’examen critique de notre propre existence et d’une méditation volontariste. L’important, c’est notre façon de relier et d’employer les connaissances. La sagesse leur donne leur applicabilité car, sans elle, nous ne pouvons tirer parti de ce que nous savons.

La sagesse cherche à connaître les mécanismes de l’existence. Elle peut nous fournir l’orientation morale nécessaire pour décider d’actes donnés. Elle prend en compte les conséquences. Plus exactement, elle veut savoir ce qui est bien. Par conséquent, les moyens d’atteindre le but sont essentiels.

« Les notes, je ne les maîtrise pas mieux que bien des pianistes, mais les silences entre les notes, ah ! c’est là que l’art prend sa place ».

Arthur Schnabel, concertiste autrichien

Nous pouvons probablement assurer que la finalité première de la sagesse consiste à nous aider à faire de meilleurs choix, d’une part, et à encourager d’autres personnes à suivre l’exemple que nous donnons, d’autre part. D’où l’importance primordiale de comprendre les conséquences. Nous ne pouvons pas contourner la loi de cause à effet. Sternberg explique que l’une des raisons pour lesquelles des gens intelligents se montrent incroyablement stupides tient à ce qu’ils pensent avoir maîtrisé le problème des conséquences. Comme les relations de cause à effet régissent nos vies, il serait pourtant sage de les respecter. C’est ce que l’essayiste américain Norman Cousins a exprimé ainsi : « La sagesse consiste à anticiper les conséquences ».

PAROLE DE SAGESSE

Alors, comment utiliser notre savoir pour générer davantage que de simples opinions ? Et comment faire en sorte que notre raisonnement soit empreint de sagesse ? Ces questions ouvrent parallèlement sur la morale et l’éthique. Les nombreux simulacres de sagesse qu’offre notre culture actuelle compliquent notre quête de cette qualité vitale.

Il serait judicieux de consulter ce que le roi Salomon en disait. Après tout, c’est lui qui est désigné comme le plus sage de tous à travers les âges. Il était assurément puissant, à la fois comme roi, homme d’initiative, homme d’affaires, protecteur des arts, et faisait merveille en tout. Il possédait une « entreprise d’import-export » avec son propre réseau de lignes de navigation que l’on disait internationales. En outre, Salomon était un « magnat de l’immobilier ». Il entreprit d’ailleurs le plus énorme programme de construction que sa nation ait jamais connu. Il fit même aménager un réseau complet d’approvisionnement en eau pour Jérusalem, sa capitale, grande consommatrice en expansion. Sous Salomon, la société découvrit l’argent et les affaires financières comme jamais auparavant. Israël en était obnubilée, et Jérusalem devint une plateforme commerciale cosmopolite et prospère.

Si quelqu’un comme lui écrivait un livre aujourd’hui, ce serait un best-seller dès sa sortie. Il serait difficile de mettre la main sur un exemplaire, car les librairies seraient constamment dévalisées.

Heureusement pour nous, Salomon a bien écrit un ouvrage : le livre biblique de l’Ecclésiaste. En paraphrasant ses paroles et en résumant son texte, il est possible de synthétiser la leçon la plus importante qu’il ait apprise :

Cet homme, riche et influent entre tous, commença avec sagesse par noter que rien n’était nouveau sous le soleil. Grâce à d’autres textes et à l’histoire, nous savons que dans la vie, certains épisodes reviennent régulièrement et que seuls les protagonistes changent.

Salomon poursuivit par quelques réflexions sur l’obtention de la sagesse : « J’ai pensé que peut-être l’argent était tout, » expliqua-t-il. « Pourtant, l’argent n’est pas si sensationnel. Vous passez toute votre vie à accumuler de l’argent et des objets, sans jamais être satisfait pour autant ; et lorsque vous mourez, vous ne pouvez rien emporter. Pire encore, après avoir œuvré toute votre vie, vous ne savez pas si la personne à qui vous laissez le tout ne va pas bêtement dilapider ce que vous avez bâti en le jetant par les fenêtres. »

Il ajouta d’autres remarques : « Vous pensez sans doute que c’est magnifique de gravir les échelons, mais tout est relatif. Il y aura toujours quelqu’un au-dessus de vous. »

« En conséquence, » continua-t-il, « j’ai essayé les femmes. J’ai essayé la nourriture. J’ai connu les meilleures distractions. Mais tout cela n’a rien à voir avec le meilleur de l’existence. »

Il décrivit un monde qui fonctionnait la tête en bas, où les choses étaient insensées et où le bon sens était loin d’être commun. Cela ne nous paraît pas si lointain… En conclusion du livre, il révéla que, finalement, il avait découvert ce qu’était le meilleur de l’existence.

Il résuma toutes ses expériences en une seule réflexion : « De toutes mes observations, toutes mes tentatives et tous mes essais en toute chose que la vie peut offrir, j’ai appris que le mieux dans l’existence est de craindre Dieu et d’observer ses commandements. »

C’est exact,aussi simpliste que cela puisse paraître. Dans cet univers d’interrogations complexes, nous avons parfois la sensation de n’avoir abouti que si les réponses sont tout aussi sophistiquées. Or, d’autres penseurs semblent trouver au moins une part de vérité dans les déductions de Salomon.

LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

En août 2002, dans le superbe palais de l’Alhambra qui surplombe la vieille ville espagnole de Grenade, des intellectuels religieux et laïcs se sont réunis pour constituer la International Society for Science and Religion. Son premier président, Sir John Polkinghorne, physicien, mathématicien et pasteur de l’Église anglicane, fit remarquer dans son discours d’ouverture que « la science et la religion se préoccupent toutes deux de la recherche de la vérité ». Toutefois, il nota qu’il existe une autre dimension lorsque nous sommes en prise avec le monde, une dimension « où les connaissances peuvent être découvertes grâce à la confiance plutôt qu’à l’expérimentation ».

Au cours de la même conférence, Bruno Guiderdoni, chercheur en astrophysique et musulman, a précisé cette idée : « Le véritable savoir nous ramène vers Dieu ». Face à l’audace de cette affirmation, il n’est peut-être pas si naïf de penser que notre quête de sagesse puisse commencer avec Dieu.

Si nous pouvions voir la fin de toute chose, nous serions considérés comme omniscients et de la plus haute sagesse. Cela exigerait évidemment une optique rien moins que surhumaine. Or, comme nous sommes humains, nous ne pouvons qu’espérer nous en approcher, même si elle constitue l’essentiel.

La sagesse demande une perspective plus élevée, mais aussi une compréhension plus pointue de la banalité. Au treizième siècle, le théologien Thomas d’Aquin estimait que seul Dieu jouissait d’une telle optique ; pour atteindre la sagesse, il faudrait donc se mettre au niveau de Dieu afin d’être touché par sa sagesse divine. Thomas d’Aquin note aussi dans son œuvre maîtresse, Somme théologique, que la sagesse prend en considération des principes supérieurs à ceux de la science et s’en distingue par conséquent.

Si nous observons la vie d’un point de vue supérieur – de plus haut que nous-même – nous constatons que la sagesse ne s’attache pas aux détails : elle se situe dans le récit global, dans la vision d’ensemble, dans l’universel. Le psychologue William James rappelle à cet égard que « l’art d’être sage, c’est l’art de savoir ce qu’il faut ignorer ».

Nous pouvons probablement assurer que la finalité première de la sagesse consiste à nous aider à faire de meilleurs choix, d’une part, et à encourager d’autres personnes à suivre l’exemple que nous donnons, d’autre part.

Quelqu’un demanda au concertiste autrichien Artur Schnabel ce qui lui permettait de donner tant de beauté aux notes de son piano. Or, sa réponse nous offre peut-être une composante fondamentale de la sagesse : « Les notes, je ne les maîtrise pas mieux que bien des pianistes, mais les silences entre les notes, ah ! c’est là que l’art prend sa place ».

Pour grandir en sagesse, il nous faut observer les espaces entre les événements. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’apparaîtra une image complète, porteuse de sens. La sagesse est une qualité de l’esprit, une façon de regarder la vie. C’est observer l’existence sur des plans tant horizontaux que verticaux. C’est aussi voir les interstices dans la trame que tisse la vie. Si nous nous montrons attentifs, nous constatons que chaque vie est reliée à tous les autres éléments. Alors, nous pouvons admettre davantage de choses et élargir notre champ de vision. La sagesse nous oblige à mettre de l’ordre dans nos observations et nos connaissances afin d’en tirer une signification. Elle exprime le genre de pensée intégrative qui peut assurément donner une orientation, voire une direction, à nos vies.

UN SUJET DE RÉFLEXION

La sagesse modifie la façon de voir le terre-à-terre, l’ordinaire, le quotidien. Soit ! Il faut alors bien admettre que la sagesse est plus accessible dans « le général » que lorsqu’on arrive dans « le spécifique ». Sans une bonne dose de méditation – cette pensée profonde et réfléchie à laquelle nous consacrons apparemment si peu de temps –, il est plus difficile d’appliquer des principes généraux à des situations spécifiques que de les appliquer à des sujets plus globaux. De plus, au fur et à mesure que nos connaissances augmentent, nous sommes confrontés à des cas toujours plus particuliers, susceptibles de dépasser même les plus sages d’entre nous.

Par nécessité, le processus consomme donc du temps et de la pensée. La méditation vise principalement à comprendre comment un principe est lié à des événements et aux conséquences qui en découlent. Le problème réside évidemment dans le fait que les connaissances s’accroissent plus rapidement que l’homme n’est capable d’y réfléchir. Pourrions-nous détruire la vie que nous connaissons avant même d’avoir pris conscience de ce qui était en train de se passer ? Avant même d’avoir eu le temps d’envisager les conséquences ?

Nous aurions intérêt de méditer sur les grandes questions qui se posent à toute l’humanité, dans le but de déterminer ce qui est sage ; ainsi pourrions-nous contribuer au dialogue de manière constructive. Cependant, il est plus aisé d’accepter une opinion fondée sur les pensées « brutes » d’autrui et de continuer à avancer sans réfléchir véritablement. Notre époque réclame toutefois davantage ; il faut que chacun d’entre nous prenne le temps de s’arrêter et de cultiver la sagesse.

Apparemment, Sérénus, le jeune ami romain de Sénèque, n’avait pas tort lorsqu’il notait : « Je pense que beaucoup d'hommes auraient pu parvenir à la sagesse, s'ils ne s'étaient flattés d'y être arrivés » [Traduction Charpentier et Lemaistre, Paris, 1860]. Sans regarder ce que font les autres, nous devons nous mettre à réfléchir à notre vie et aux événements que nous côtoyons. Cette démarche exige de comprendre qu’il nous faut sans doute beaucoup désapprendre. De plus, elle implique que nous nous exposions davantage et que nous analysions nos découvertes.

Dans L’Homme de Cour, le philosophe espagnol Baltasar Gracián écrivait au dix-septième siècle : « Plus on a de fonds, et plus on est homme. Le dedans doit toujours valoir une fois plus que ce qui paraît dehors. Il y a des gens qui n’ont que la façade, ainsi que les maisons que l’on n’a pas achevé de bâtir, faute de fonds. L’entrée sent le palais, et le logement la cabane. […] Mais ils sont la fable des gens de discernement, qui ne tardent guère à découvrir qu'ils sont vides au-dedans. » [Traduction Amelot de la Houssaie, Paris, 1684].

Acquérir la sagesse est un processus très long. En effet, cette qualité est cumulative et, tout comme la confiance, elle grandit petit à petit. Elle identifie et exacerbe l’interconnectivité de toute chose.

Salomon écrivait que la crainte de Dieu était le premier point à retenir, car là est le début de l’ensemble de la connaissance et tout le reste en découle. Il reprenait sans doute les réflexions de son père, le roi David : « La crainte de l’Éternel est le commencement de la science ». Cette crainte dont parlent David et Salomon correspond à un respect véritable pour la loi de Dieu. Or, la sagesse divine se traduit dans cette loi. C’est ainsi que les lois de Dieu relient les principes et le comportement, plaçant toute chose dans la relation et la perspective correctes.

Il est possible d’effectuer les bonnes connexions si elles s’appuient sur de bonnes bases. En comprenant ou en connaissant Dieu, nous sommes en mesure d’établir les liens indispensables pour atteindre la sagesse. Dieu a connaissance de la fin depuis le début, tout comme il a créé l’homme dans un dessein qui prévoit de lui faire don de sa perspective.

Pour la plupart, nous courons dans tous les sens, à une vitesse qui ôte toute signification à l’existence. Gandhi avait raison en disant qu’« il y a plus à faire de la vie que d’augmenter la vitesse ». Si nous ralentissons, si nous méditons, étudions avec attention et établissons les connexions, nous pouvons développer notre sagesse. Ce parcours a moins besoin de technologie que d’introspection. En effet, la sagesse est une quête personnelle qui doit s’appuyer sur la perspective adéquate. Savoir où se trouve son point de départ est la première étape. Par ailleurs, notre cadre de vie est en constante transformation ; c’est pourquoi une sagesse bénéficiant de fondements pieux nous procure les réponses, les indications et la stabilité dont nous avons besoin pour mener des vies douées d’envergure et de signification.