Inverser les courants intellectuels

Le dernier épisode de cette série examine les concepts qui ont instauré une opposition apparemment irrémédiable entre science et religion. Foi et raison peuvent-elles coexister ?

« Notre raison a été obstruée par une croyance extraordinaire, aveugle et déraisonnable pour tout un ensemble d’idées extravagantes et destructrices héritées du dix-neuvième siècle. »

Ces propos de l’économiste E.F. Schumacher articulent la série de Vision qui, tout au long de l’année passée, s’est penchée sur six idées dominantes de notre époque. Les auteurs de ces théories ont propagé leurs réflexions personnelles jusqu’à ce qu’elles deviennent les concepts qui animent notre pensée et le langage que nous employons tous. Cette série nous a rappelé que les idées sont indubitablement les forces suprêmes qui s’exercent dans le monde. Si elles sont bonnes, elles profitent à tous ; si elles sont mauvaises, elles peuvent avoir des effets désastreux lorsqu’elles sont communément acceptées.

Pour récapituler, ces six concepts sont la théorie de l’évolution de Charles Darwin et son mécanisme dérivé de sélection naturelle, la théorie de Karl Marx sur le matérialisme dialectique et son application, la théorie psychanalytique sur l’esprit humain de Sigmund Freud, le positivisme en tant que structure philosophique de la méthode scientifique et, enfin, le relativisme, notion selon laquelle il n’existe aucun absolu. Ces idées prédominantes, de même que leurs partisans, présentent plusieurs points communs : une science et des scientifiques agissant comme les arbitres ultimes du savoir véritable, le rejet de la métaphysique, ainsi que la disparition du rôle de Dieu dans la vie des hommes.

L’idée de Darwin selon laquelle l’évolution doit son commencement au hasard et à une mixture chimique inanimée a réduit l’homme à un simple amalgame d’atomes accidentel. Pourtant, bien que ce modèle des origines de l’humanité soit généralement accepté, nous restons, au fond, troublés par le fait qu’il n’explique pas vraiment la naissance des mécanismes complexes et largement inexplorés de l’esprit humain. On nous demande de croire à « l’équilibre ponctué » ou aux « sauts quantiques » de l’évolution afin d’expliquer pourquoi le cerveau de l’homme diffère qualitativement de manières considérables par rapport à ceux de même taille chez l’animal. Mais pour quelles raisons les cerveaux de ces animaux n’ont-ils pas atteint un stade d’intelligence identique puisqu’ils ont soi-disant suivi un processus d’évolution similaire ?

Darwin a également émis l’hypothèse que le mécanisme évolutionnaire était la sélection naturelle, laquelle s’effectue par la survie du plus apte : seuls les plus forts survivent face aux autres, permettant ainsi la transmission de leurs caractères. Or, penser que le plus fort est le meilleur a autorisé le darwinisme social du terrifiant régime hitlérien au cours duquel ceux qui étaient jugés plus faibles étaient systématiquement éliminés dans une quête d’une race supérieure sélectionnée. En outre, si on transfère à l’existence humaine l’idée que la compétition est naturelle et intrinsèquement salutaire, plus aucune barrière éthique ne se dresse contre un ordre économique où les loups se mangent entre eux. Il suffit de repenser aux motivations des protagonistes de scandales boursiers et à l’effondrement de Enron ou WorldCom aux États-Unis. Sans oublier la destruction du bassin amazonien et les dizaines de catastrophes écologiques auxquelles contribue l’appétit de richesses de quelques-uns.

Parmi les contemporains de Darwin se trouvait Karl Marx. Lorsque ce dernier a suggéré que l’ordre économique de son époque, voire de toute l’histoire de l’humanité, se fondait sur l’exploitation, il ne se trompait pas totalement. Il avait simplement reconnu un fait lié à la nature de l’homme, foncièrement égoïste. Cependant, en concluant que toutes les activités humaines (même les contributions culturelles et religieuses les plus élevées) étaient des instruments utilisés par les classes supérieures à l’encontre des économiquement défavorisés, il dévalorisait à la fois ces activités et les convictions qui les animaient. En conséquence, le christianisme et la nature divine de son fondateur n’étaient qu’illusions pour Marx et ses adeptes. Ce système a abouti à un ordre mondial communiste violent et destructeur qui faisait de la foi en Dieu un anathème.

Tout comme Marx était convaincu avoir défini l’homme économique, Freud a tenté, par ses théories sur les secrets de la vie mentale, d’expliquer tout acte par une sexualité puissante bien qu’enfouie. Les conséquences sur la vie moderne sont impossibles à ignorer. Lorsque nous parlons d’analyser nos rêves, les incidences latentes de notre enfance, le lapsus révélateur, les motifs qui surgissent de notre inconscient, les images du père et les souvenirs refoulés, nous utilisons aujourd’hui des concepts freudiens. Pourtant, ses idées se sont appuyées sur des traitements pratiqués dans le cadre restreint d’un groupe de personnes déséquilibrées issues de la société viennoise entre la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle. Ses successeurs en psychanalyse ont à la fois soutenu et rejeté ses thèses. Aujourd’hui, on estime généralement qu’il s’est trompé en concluant que la sexualité enfantine et adolescente fournissait la dynamique du comportement humain. Néanmoins, ce sont bien les effets des théories freudiennes sur le comportement qui ont été les plus nuisibles. Dieu est une image paternelle inventée et sans utilité qui doit disparaître afin que la liberté de l’humanité puisse s’épanouir, telle fut l’une des conclusions de Freud à l’origine du ravage de millions d’existences. Pendant près d’un siècle, il s’ensuivit une course éperdue vers la libération sexuelle et la destruction de la vie familiale dont les conséquences furent tragiques.

Les deux dernières idées du dix-neuvième siècle léguées aux générations suivantes ont fourni la base philosophique aux théories de Darwin, Marx et Freud. Tous trois se considéraient comme des praticiens de la méthode scientifique, laquelle fonde sa recherche de connaissance et de vérité exclusivement sur l’observation. Autrement dit, sans collecte de données perceptibles grâce aux cinq sens, il ne peut exister aucun savoir. Tel est l’axe philosophique du positivisme, doctrine qui sous-tend toute recherche scientifique. Or, celle-ci n’accorde aucune valeur aux révélations, aux vérités d’inspiration divine. C’est ainsi que, par exemple, la Bible devient un ouvrage sur les mythes hébreux malgré ses implications profondes en matière de moralité, de stabilité de la société et de bonheur familial, sans oublier ses consignes à l’égard de la bonté morale et de l’abnégation au service des autres.

« Si tout était relatif, il n’y aurait rien par rapport à quoi être relatif. »

Bertrand Russell

Au dernier rang des six idées influentes mais néfastes se trouve le relativisme : il n’existe aucun absolu dans la sphère morale. Confondant relativité - théorie générale d’Einstein - et relativisme – notion erronée selon laquelle aucune norme absolue ne s’applique au comportement humain –, des millions de gens ont adopté un mensonge qui leur permettait de faire tout ce qu’ils voulaient sans contraintes morales du moment que leurs désirs personnels étaient assouvis. Le philosophe néo-positiviste Bertrand Russell, auquel nous nous sommes déjà référés dans cette série (pour son opposition à la religion), a dit par ailleurs : « Un certain type de personne supérieure aime à affirmer que "tout est relatif". C’est bien sûr une aberration puisque, si tout était relatif, il n’y aurait rien par rapport à quoi être relatif. » Comme d’autres l’ont fait remarquer, c’est comme dire que tout est plus gros. De même, les relativistes moraux ont répété que, tant qu’on ne nuit à personne en cherchant à se satisfaire, on ne peut pas faire de mal. Pourtant, ce n’est pas aussi simple que cette justification le laisse entendre. Tout ce que nous faisons affecte les autres puisque nous vivons au sein d’un ensemble ordonné de relations humaines. Einstein aurait été le dernier à être d’accord avec le relativisme. Il tenait fermement à ses convictions personnelles qui accréditaient l’existence d’absolus moraux.

OBSERVER DIEU

Chacune de ces six idées se caractérise par une indétermination ou une élimination de la foi en l’Être suprême, en un dessein divin et en une destinée humaine au-delà de notre temps et de notre espace. Le métaphysique est écarté alors que le physique, omniprésent, devient la norme.  C’est pourquoi la spiritualité est largement considérée comme une illusion, une béquille pour esprits faibles, hors de propos pour ici et maintenant.

Cette opposition a été décrite comme une bataille entre religion et science, entre foi et raison. Cependant, comme l’a déclaré l’essayiste et mathématicien du vingtième siècle James Newman, l’antagonisme entre science et religion porte en fait sur la rivalité entre les deux en termes de pouvoir sur les individus. On peut comprendre dans cette controverse que l’une est raisonnable et rationnelle et que l’autre est irraisonnable et irrationnelle, que la science s’appuie sur le fait observable contrairement à la religion. Cependant, comme nous l’avons vu, la science incorpore elle-même un aspect métaphysique : les idées dites scientifiques débutent par des méditations de l’esprit humain. Darwin, Marx et Freud ont commencé par élaborer des théories qu’ils ont ensuite cherché à étayer par des indices. Chacun pensait avoir trouvé des preuves convaincantes, alors que leurs « découvertes » ont été remises en question par des scientifiques et penseurs qui leur ont succédé. Selon Schumacher, nous avons accepté ces idées « scientifiques » non prouvées par conviction. Pourtant, il s’agit d’une conviction déraisonnable et aveugle, le genre même de conviction dont les non-croyants accusent ceux qui croient en Dieu. Par conséquent, les juges de la foi religieuse sont confondus par leurs propres arguments.

Patrick Glynn s’est vu franchir la ligne imaginaire entre raison et foi dans les années 1990. Au cours de ses études à Harvard et Cambridge entre la fin des années soixante et les années soixante-dix, Glynn avait reçu les nourritures intellectuelles normalisées de l’époque, faisant de lui un athée. Rien d’inhabituel à cela. Mes propres expériences corroborent le récit de Glynn dans God: The Evidence. À peu près à la même époque, je me souviens avoir assisté à une série de conférences universitaires sur les preuves de l’existence de Dieu. Malheureusement, pas une seule preuve n’était présentée ; il s’agissait plutôt de raisons pour lesquelles nous devions douter ou réfuter le fait qu’il ait existé. Au bout de plusieurs années, Glynn – tout comme moi – s’est mis à douter de ses propres doutes, en venant à constater que le scepticisme concernant Dieu laissait de nombreuses questions sans réponse.

Le scepticisme concernant l’existence de Dieu laisse de nombreuses questions sans réponse.

Par exemple, comment expliquer que l’univers n’est pas, finalement, un espace chaotique et que, depuis la première nanoseconde consécutive au Big Bang, il ait dû être organisé à la perfection pour permettre l’apparition de l’humanité et de tout ce que nous connaissons ? Ce type de réflexion teinte d’incertitude l’idée que la vie soit le résultat d’un « accident ». Parce que cette même science qui a encouragé la disparition de Dieu a désormais reconnu que les propriétés et qualités de l’univers sont si subtilement équilibrées que, sans cet ordonnancement, rien de ce que nous connaissons n’existerait. Autrement dit, les conditions sur cette planète permettent parfaitement la vie en général et celle de l’homme en particulier. Ce principe « anthropique » suggère fortement que l’univers a été assemblé par référence à l’humanité. Ce qui, selon Glynn, ne réjouit pas certains scientifiques laïcs puisque, semble-t-il, il pourrait alors exister un concepteur derrière chaque chose, en fin de compte. Alors, ces derniers opposent que notre univers ne constitue que l’un des milliards d’univers parallèles que nous ne pouvons voir, ni même jamais repérer. Cet argument est difficile à défendre étant donné que nous ne saurons jamais si ces univers existent réellement ; il ne s’agit peut-être que d’un tas d’affirmations relevant de la méthode Couet. Le philosophe et mathématicien Alfred North Whitehead a dit un jour qu’une théorie scientifique peut l’emporter sur le bon sens à son propre détriment. Il est certainement plus utile de raisonner en fonction d’un seul univers que nous connaissons et discernons clairement.

La foi porte sur la croyance en Dieu, mais pas une croyance aveugle. D’après le livre des Hébreux, « la foi est une ferme assurance des choses qu’on espère, une démonstration de celles qu’on ne voit pas ». Elle est le soutien, le fondement de quelque chose d’attendu ; elle est la preuve de ce que nous ne pouvons pas voir. Même si le Créateur de l’univers est invisible, ce verset nous dit que la foi procure de l’assurance en nous démontrant sa réalité. Néanmoins, il ne s’agit ni d’une espérance ni d’une confiance éthérée ou mystique puisque le passage affirme également que « c’est par la foi que nous reconnaissons que l’univers a été formé par la parole de Dieu, en sorte que ce qu’on voit n’a pas été fait de choses visibles ». Cette foi s’appuie sur un raisonnement élaboré à partir des indices qui nous entourent dans le monde créé ou que nous pouvons découvrir à son propos. La foi est la preuve de l’origine invisible de la création, origine issue de Dieu. L’apôtre Paul l’a exprimé également : « En effet, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil nu, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages » (Romains 1 : 20). Cette foi n’a rien d’aveugle, elle est le résultat d’une réflexion lucide sur ce que nous pouvons voir de nos propres yeux. Ainsi, foi et raison peuvent se trouver dans la même phrase sans se contredire. Science et religion peuvent coexister si nous sommes prêts à accepter que le monde environnant de la création prouve, plus que ne réfute, la réalité de Dieu.

LE DÉFI

Nous avons débuté cette série en citant les réflexions de deux auteurs connus chacun pour avoir accepté de défier les courants intellectuels de leur époque. Il convient de terminer en admettant qu’ils ont tous deux indiqué le chemin à suivre. Schumacher note que « en matière d’éthique, comme dans bien d’autres domaines, nous avons abandonné délibérément et imprudemment notre formidable héritage chrétien classique [...] Nous sommes donc totalement ignorants et incultes sur le sujet qui, de tous les thèmes concevables, est le plus important ». Selon lui, il faut entreprendre une reconstruction métaphysique pour remplacer les idées destructrices d’âmes et de vies qui sont nées au dix-neuvième siècle. Nous devons rétablir les valeurs chrétiennes intemporelles et les utiliser comme fondements au cours de ce siècle nouveau.

De son côté, Patrick Glynn conclut que « de nos jours [...] aucune bonne raison ne peut empêcher une personne intelligente d’épouser l’illusion de l’athéisme ou de l’agnosticisme, et de faire les mêmes erreurs intellectuelles que moi ».

Je leur donne raison à tous les deux. Et vous ?